Scène finale

Analyse de liliane Vasserot, Etude sur Thérèse Raquin, Ellipse 2007

 

 

1. Une habile mise en scène

La scène finale se situe symboliquement un jeudi soir, jour traditionnel de réception chez les Raquin : quelques habitués (l'an­cien commissaire de police Michaud, son fils Olivier et sa belle-fille Suzanne, Grivet) viennent dîner puis jouer aux dominos. Ces « orgies bourgeoises », selon le narrateur, se déroulent de manière monotone et régulière, en présence de Mme Raquin, qui est paralysée, a perdu l'usage de la parole, et vit dans la haine du couple qui a tué son fils ; sa paralysie l'a empêché de dénoncer les meurtriers à ses amis.

La soirée a été exceptionnellement gaie, de l'avis des convives ; l'épisode de la réception est en rupture totale avec les chapitres précé­dents, qui ont fait croître la tension dramatique et culminer la haine et la cruauté: après la description des débauches du couple, de leurs querelles, des coups, de la fausse couche de Thérèse et du meurtre du chat, le dernier chapitre s'ouvre sur l'évocation d'une soirée de réception traditionnelle. Les invités font l'éloge du couple et de leur appartement, qui est qualifié de « Temple de la Paix ». Personne ne soupçonne les réels sentiments de Laurent et Thérèse, qui ont res­pectivement préparé un nouveau meurtre.

Contrairement aux scènes de ménage précédemment évoquées, la scène est sobre, et décrite avec concision ; même si les préparatifs des meurtriers en puissance laissent présager une fin lamentable, la gradation et le retournement de situation satisfont aux exigences d'une œuvre romanesque: clore l'intrigue en fixant définitivement le sort des protagonistes. La scène finale présente deux étapes, éga­lement brèves : la première est une phase d'attente, de préparation (l. 5-14); la seconde étape débute par l'adverbe « et brusquement» : c'est une phase d'action, très rapide: l'empoisonnement mutuel ne dure que quelques secondes àla rapidité est soulignée par les quatre verbes d'action au passé simple: prit/vida/tendit/acheva; noter la phrase courte avec la référence à l'« éclair» et l'emploi du participe apposé: « foudroyés », l. 22.

La scène est constituée d'une série de plans qui seraient autant de tableaux pathétiques, dignes des compositions larmoyantes du drame bourgeois de la fin du XVIIIe siècle: Thérèse d'abord accroupie devant le buffet (l. 3, puis l. 8), Laurent tenant le verre, près de la table (l. 1-2, et 8-9) ; puis les deux époux se jettent dans les bras l'un de l'autre, dans une attitude mélodramatique (l. 14-15). Après l'ellipse de la chute des corps, la position des cadavres (l. 22-23).

Le mélange des registres permet d'opérer une gradation dans l'horreur, d'accentuer l'importance du revirement, et d'expliquer la transformation ultime des liens qui unissent le couple. La scène finale joue en effet sur le registre pathétique, dans l'expression des mani­festations physiques et psychiques de la souffrance des personnages; à la solitude tragique qui isolait jusque-là chacun des coupables prêts à perpétrer un second meurtre, succède un bouleversement nerveux qui les unit dans un état de faiblesse, et qui les rend très humains. La grandeur tragique réapparaît dans la calme acceptation de la mort vécue comme un espoir et une preuve de courage. En opposition à cette mort, l'évocation de la position grotesque des cadavres vautrés, vision macabre, ancre la scène dans le projet naturaliste: la mort réduit l'individu à un corps inerte, à des éléments matériels; est-ce le hasard si la bouche de Thérèse va précisément heurter la cicatrice laissée par les dents de Camille sur le cou de Laurent? Cette posi­tion suggère toutefois l'acceptation du baiser (auquel s'était refusée Thérèse) destiné à repousser le fantôme du noyé, élément fantastique qui resurgit au moment de la mort des meurtriers.

2. Le projet naturaliste: le rôle du déterminisme

Zola propose, avec le double suicide des meurtriers de Camille, une scène qui conclut logiquement la lente déchéance des personnages, prévisible et annoncée tout au long de l'œuvre; à la première pulsion homicide, qui aboutit au meurtre de Camille, correspond une seconde pulsion homicide, double, chacun des personnages projetant d'éliminer l'autre. Bien que le naturalisme rejette le principe de l'âme, et donc l'existence de remords, il est difficile de ne pas voir dans l'évolution des personnages l'importance grandissante de la culpabilité qui les ronge: l'ébranlement nerveux provoqué par le meurtre de Camille, les hallucinations dont ils sont la proie provoquent une inévitable dégradation physique et psychique. Thérèse et Laurent ne peuvent que mourir, mais le retournement de situation (la catastrophe finale qui mue la tentative d'assassinat en suicide consenti) les « rachète» en quelque sorte, et les sauve d'un point de vue de la morale (dont Zola ne peut se débarrasser !)

Les jeux d'échos et de symboles sont nombreux, et participent de la volonté naturaliste à bien mettre en évidence les fils directeurs d'une action dont le déroulement, comme dans la tragédie antique, est inéluctable. La mise en scène finale fait référence à des situations et à des lieux déjà évoqués : ainsi, la mort de Thérèse et de Laurent est­-elle aussi brutale et silencieuse que leur première étreinte amoureuse (chapitre 6) ; le lieu (la salle à manger) est, avec l'évocation de la clarté jaunâtre de la lampe, le même que celui qui voyait se dérouler les soirées paisibles et calmes ; la présence de Mme Raquin est constante dans le roman: auparavant, elle jouait le rôle d'une sorte de divinité protectrice du foyer, surveillant d'un œil affectueux ses enfants; elle incarne à la fin du roman une déesse de la vengeance impitoyable.

L'utilisation du poison et du verre d'eau sucré peut être une référence ironique à la phrase de Taine; il faut noter que le poison est plutôt l'arme des femmes, alors que les hommes tuent ou se sui­cident plutôt avec une arme à feu, ou une arme blanche: là encore, symboliquement, Thérèse, qui a fait affûter le couteau, semble agir comme un homme.

La morsure au cou de Laurent, infligée dans un mouvement d'effroi par Camille au moment de sa noyade, reparaît dans l'œuvre comme un leitmotiv après la mort de Camille: la morsure symbolise la torture du meurtrier, et concrétise en quelque sorte ses remords, avivant le souvenir de la victime. Cette montée du sang au cou de Laurent est souvent liée à ses pulsions sexuelles, ou au souvenir des moments amoureux passés avec elle; sa présence devient obsessionnelle pour le personnage, comme le rire grimaçant du cadavre de Camille, qui s'incarne également dans le chat François.

Le dénouement fait référence à d'autres fins romanesques tragiques, notamment celle de Roméo et Juliette (Shakespeare) (utilisation du poison, du poignard), en en détournant la valeur essentielle: dans la pièce, le suicide est un suicide d'amour, dans le roman, c'est un meurtre détourné, qui est au départ un acte de haine.

3. Une fin tragique

Les deux termes: horreur et pitié (l. 11) orientent la scène vers une dimension tragique; ici, le lecteur peut ressentir de la pitié pour les personnages, comme ils en ressentent mutuellement l'un pour l'autre, grâce au pathétique à évocation des souffrances, des larmes, de la modification de l'âme des meurtriers, qui ne sont plus que des enfants faibles ; l'horreur est fournie par le spectacle des cadavres, dont l'aspect grotesque, sur le carreau de la salle à manger, rappelle les positions grotesques et risibles des cadavres exposés sur les dalles de la Morgue.

L'issue d'une tragédie est toujours fatale : le double meurtre pressenti devient un double suicide. Le détraquement nerveux des protagonistes est devenu tel qu'aucune autre issue ne pouvait être envi­sageable; il semble que leur mort devienne pour eux une consolation, et soit une sorte de rédemption. Elle représente la réunion du couple, séparé par le cadavre de Camille depuis l'épisode de la noyade.

Toute tragédie, qui est éminemment un « théâtre de la cruauté »[1], présente des actes odieux, traumatisants, criminels, auxquels le spectateur assiste (paradoxalement) avec plaisir; c'est que le but et la conséquence de la tragédie consistent en une catharsis qui assure une purification des passions représentées ; le trop-plein d'émotions violentes, vécu en toute « sécurité» par le lecteur dans l'univers romanesque, contribue à lui assurer, dans la vie réelle, un équilibre affectif rassurant.

Le suicide mutuel, qui apaise le couple meurtrier, confère à l'épi­sode ultime un relâchement bénéfique des tensions accumulées et une intention très moralisatrice: la scène finale fonctionne selon le principe de la catharsis antique.

Thérèse et Laurent sont certes coupables, mais ils sont les victimes de leur passion, puis du meurtre qui les lie[2] ; leur punition, comme dans la tragédie antique, châtie leur démesure et l'impudence avec laquelle ils ont transgressé les lois sociales, outrepassé leurs droits, négligé leurs devoirs. Même s'ils ne sont pas responsables de la passion qui les a ravagés, ils doivent expier leurs erreurs ; le déterminisme appliqué aux sentiments amoureux remplace le destin antique, mais le résultat est le même.

La tragédie est un spectacle: le lecteur doit donc voir la scène : le point de vue est omniscient, quand il s'agit, dans cette scène muette, de faire connaître au lecteur les pensées ultimes de Laurent et de Thérèse; le point de vue est externe pour l'action proprement dite. Le rôle' du regard est extrêmement important: le lecteur est invité à voir non seulement le déroulement de la mort, mais à voir l'intérieur des pensées des personnages: ils se regardèrent/Thérèse vit/Laurent aperçut/ils s'examinèrent/en retrouvant sa propre pensée.../en lisant mutuellement... sur leur visage/Mme Raquin les regardait/ils échangèrent un dernier regard/Mme Raquin les contempla... ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant de regards lourds.

Mme Raquin, qui n'existe plus que par le regard, puisque sa paralysie l'assimile presque à une morte vivante, observe tout d'abord les meurtriers avec des yeux fixes et aigus, puis, dans le dernier paragraphe, elle les contemple (c'est-à-dire les observe longuement - 12 heures!) avec délectation, savourant sa vengeance. La fin est traitée en quelque sorte comme un tableau dans le tableau (sorte de mise en abyme), puisque le lecteur « voit» Mme Raquin, elle-même spectatrice du tableau macabre à ses pieds. Le terme écraser est chargé d'une connotation importante: non seulement Mme Raquin domine la situation (le lecteur adopte la même vue en plongée), mais elle joue pleinement le rôle d'un juge-bourreau, en assistant à la juste punition des meurtriers.

 

Conclusion

Le passage joue le rôle traditionnel de dénouement; la mort de Thérèse et de Laurent constitue une fin prévisible, déterminée, selon les théories naturalistes appliquées par le romancier. Leur mort est rapide et brutale, et fait écho à leur premier acte d'amour, également « silencieux et brutal» (chapitre 6). La violence et la laideur sont présentes, comme dans tout le roman, mais contribuent à mettre en valeur la fonction moralisatrice du passage: la mort destructrice est également bénéfique: Mme Raquin se console de la mort de son fils Camille par le spectacle grotesque des cadavres; la morale est sauve.



[1] L’expression est d'Antonin Artaud, théoricien moderne qui écrit, dans Le Théâtre et son double, en 1938 : « Le théâtre, comme la peste, est une crise qui se dénoue par la mort ou par la guérison » ; il prône un théâtre poussé à l'extrême, « politiquement subversif » et tout entier destiné à exalter son inspiration initiale, la cruauté (cf. le délire dionysiaque et les cruautés auxquelles se livrent les Bacchantes sous l'emprise de leur « enthousiasme" - au sens étymologique du terme, la « possession par le dieu »).

 

[2] Le mariage de Thérèse et de Laurent est en fait une forme de « bagne » ; tous deux sont « attachés» l'un à l'autre, non seulement par les liens du mariage, mais par leur complicité dans l'accomplissement du meurtre, par leurs hallucinations mutuelles, par leur crainte respective de la dénonciation; le champ lexical de la chaîne, du lien apparaît au chapitre 18 (cf. métaphore* filée de la chaîne tendue et détendue, p. 127); l'« union» du couple est un leurre; le mariage est en fait la punition des meurtriers.