Scène bal

 

Lecture analytique de l’extrait (pp. 71-72)

La mise en valeur de la scène

u Le duc de Nemours se fait « remarquer » : il arrive après le début du bal, et son entrée est perçue en focalisation interne par la princesse qui l’entend tout d’abord (« un assez grand bruit […], comme de quelqu’un qui entrait ») puis finit par le voir : « Elle se tourna et vit un homme. » L’identité du duc se révèle ainsi progressivement : « quelqu’un qui entrait », puis « celui qui arrivait », « un homme », jusqu’à ce que son nom éclate en milieu de phrase, dévoilé par la princesse elle-même. On peut se demander, d’autre part, si Mme de Lafayette ne reprend pas, de manière détournée, le motif de la mise en valeur chevaleresque de l’homme devant la femme par un exploit, en faisant passer le duc « par-dessus quelques sièges »… Cette entrée en scène vient rompre l’ordonnance parfaite du bal : bruit, remue-ménage des sièges, perturbation du « carnet de bal » de la princesse, cri du roi. Ce désordre dans la cérémonie de

Cour présage celui qui va avoir lieu dans le coeur de la princesse.

v Le jeu des focalisations est extrêmement subtil dans ce passage : le point de vue externe, mettant en valeur la princesse, laisse la place à sa propre perception pour nous présenter l’arrivée du duc. Vient ensuite une sorte d’« arrêt sur image » avec l’intervention discrète du narrateur soulignant le caractère exceptionnel des protagonistes, mais aussi de l’événement (« surtout ce soir-là »). Le deuxième paragraphe débute par le point de vue interne de Nemours, puis laisse la place à celui de la Cour, « le roi et les reines » qui vont alors mener la scène et le dialogue. Enfin, le passage se clôt sur une focalisation interne du point de vue du duc.

On peut donc remarquer comment le narrateur s’efface généralement derrière les personnages (principaux ou secondaires), pour montrer l’impact psychologique de cette scène mais aussi la transformer en spectacle, objet des regards et des interprétations de toute la Cour.

w Le bal représente, dans ce monde de la Cour, un moment privilégié de sociabilité : il met en valeur le rang social, l’apparence (le narrateur souligne le soin que les deux protagonistes ont apporté à leur tenue avec les termes « parure » et « se parer ») ; c’est un spectacle dans lequel rien n’échappe au public, dont le rôle est d’admirer mais aussi de commenter. Le bal est également un lieu de séduction, seule occasion de contact physique entre hommes et femmes à travers la danse : les femmes peuvent y choisir leur cavalier et les hommes manifester leur admiration, avec une relative liberté (on peut d’ailleurs noter l’absence du mari, puisque M. de Clèves n’est jamais mentionné). Le choix de ce cadre de rencontre reflète donc bien les deux pôles du roman : le poids de cette société de conventions, où l’individu ne peut échapper aux regards et aux jugements ; et le jeu amoureux qui débute ici, entre passion et interdit…

 

Le coup de foudre

x Nous trouvons dans ce texte 6 occurrences du verbe voir, toujours appliquées aux deux protagonistes. Cette insistance souligne l’importance des apparences dans cette scène, puisque, dans le monde de la Cour, on a peu accès à l’intériorité des individus qui ne doivent pas laisser paraître leurs émotions ou sentiments. Le premier contact entre les héros passe par l’échange des regards et se déroule aussi aux yeux de tous. Le regard joue un rôle essentiel dans cette oeuvre : la princesse désire sans cesse se dérober aux yeux du duc mais aussi de toute la Cour ; le duc au contraire doit user de stratagème pour contempler celle qu’il aime (contemplation médiatisée par le portrait ou dérobée dans le pavillon ou dans la chambre du marchand de soieries). Mais, ici, le regard n’est pas encore interdit et va frapper le coeur inexpérimenté de la jeune princesse.

y Le parallélisme est très apparent dans les lignes 723-729 : répétition de l’expression « il était difficile », du verbe voir ; similitude d’une mention (« quand on ne l’avait jamais vu » / « pour la première fois ») et de la réaction des héros (« surprise » / « grand étonnement »). Les personnages de la Cour insistent sur l’égale célébrité de leur beauté (« elle le sait aussi bien que vous savez le sien »), comme si elle devenait un signe de reconnaissance mutuelle. Le narrateur souligne ainsi que tout les destine l’un à l’autre, mais aussi que la passion sera réciproque (au contraire de la rencontre avec le prince de Clèves).

U Les personnages ne sont pas décrits ; leur beauté reste conventionnelle et presque abstraite (« sa beauté et sa parure », « fait d’une sorte », « l’air brillant qui était dans sa personne »), suscitant l’admiration générale. On retrouve ici la volonté de Mme de Lafayette de ne pas céder au pittoresque inutile en détaillant costumes, coiffures ou bijoux : ce qui l’intéresse, c’est uniquement le retentissement psychologique de la scène. Ce procédé contribue également à l’idéalisation de personnages hors du commun : leur beauté est tellement exceptionnelle qu’elle n’a pas besoin d’être décrite.

V Le coup de foudre, conformément à la tradition précieuse, naît du regard, de la vision de la prestance et de la beauté : pas question ici de qualité morale, mais, dans ce contexte, la beauté physique est souvent le reflet de celle de l’âme. On peut noter que rien n’est dit sur la danse et la proximité des corps, sans doute par souci des bienséances. Les seules manifestations « tolérées » sont la surprise (à noter le parallélisme « surprise » / « surpris ») et l’admiration : sous ces deux termes, il faut lire le trouble qui vient perturber les conduites conventionnelles et codifiées. Il y a donc un certain « ébranlement » de la personnalité, traduit par le terme « étonnement » qui, au XVIIe siècle, a encore son sens étymologique très fort de « frappé par le tonnerre ». L’homme et la femme ne sont pas ici à égalité : le duc, plus expérimenté et célibataire, peut signifier ses sentiments par ses attitudes (« donner des marques de son admiration ») ou ses paroles ; mais la princesse, d’autant plus qu’elle est mariée, ne peut reconnaître ouvertement ni la notoriété ni la beauté de l’homme, ce qui l’amène au mensonge et à l’embarras.

W Il n’est fait mention d’aucune parole directe entre les deux héros pendant la danse, puis, au cours du dialogue qui suit, ils ne se parlent que de façon indirecte, par l’intermédiaire de la Dauphine : toute parole entre eux sera biaisée, jusqu’à l’entrevue finale, passant par la médiation des signes ou des objets (le portrait, la lettre, la canne des Indes), ou surprise par une indiscrétion (l’aveu). Ici, les deux personnages n’ont pas le même statut par rapport à la parole : Nemours la maîtrise fort bien, sachant parfaitement manier la galanterie voilée ; au contraire, la princesse est « embarrassée » et le narrateur nous la montre en flagrant délit de mensonge : « un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que Monsieur de Nemours » « je ne devine pas si bien que vous pensez ». Ce mensonge dévoilé par le narrateur et décrypté par la Dauphine révèle les méandres de l’intériorité de Mme de Clèves : la négation volontaire du fait qu’elle ait reconnu le duc est déjà un aveu involontaire de son intérêt naissant, qui a bien « quelque chose d’obligeant ». La jeune princesse n’a pas encore l’expérience de la parole de Cour qui sait dissimuler ou détourner : malgré tous ses efforts, elle sera toujours aisément « lisible » pour ceux qui la côtoient. Alors qu’elle est avide de sincérité et de vérité sur elle-même, sa parole se trouvera empêchée, ou arrachée, ou interprétée (c’est même à son silence que sa mère devinera son amour pour le duc).

La rencontre fatale

X Le roi et la reine dauphine jouent à la fois le rôle élevé des dieux ou du Destin dans la tragédie en favorisant la rencontre des héros, mais ils peuvent aussi apparaître comme des entremetteurs un peu pervers, manipulant les personnages et profitant cruellement, dans le dialogue, de l’inexpérience et de la situation difficile de la jeune femme. Le roi, conformément à son statut, ordonne (« le roi lui cria de prendre celui qui arrivait ») et dispose de ses sujets au gré de sa fantaisie. Quant à la reine dauphine, elle règne, ici comme dans toute l’oeuvre, par la parole et la subtilité psychologique : elle mène le dialogue, pose des questions fermées, en en donnant finalement elle-même les réponses, et interprète les intentions les plus cachées. Ces personnages royaux abusent de leur pouvoir et s’amusent aux dépens des personnages en les soumettant à une sorte d’expérience dont ils connaissent déjà l’issue (« trouvèrent quelque chose de singulier ») et en faisant naître une passion dont ils savent qu’elle est interdite.

at Relevé des subordonnées consécutives : « Ce prince était fait d’une sorte qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir » ; « Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté [qu’]il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration ».

On peut noter aussi l’emploi des formules restrictives (« ne pouvoir être que Monsieur de Nemours » ; « il ne put admirer que Madame de Clèves ») ou l’abondance des doubles négations : ces tournures mettent en évidence le caractère fatal et irrévocable de cette rencontre et de la passion qui va s’ensuivre. Les héros y sont amenés à la fois par le destin et par les autres personnages, et ne peuvent déjà plus lutter…

ak Cette rencontre est placée d’emblée sous le signe du regard, plus fort que la parole : regards échangés mais aussi regard inquisiteur de la Cour. Elle est marquée par le jeu entre vérité et mensonge, sincérité et dissimulation, puisque la passion naît dans un lieu qui lui interdit précisément de se manifester. Enfin, cette passion apparaît comme fatale, impossible à contrôler par les personnages.