Une Exposition originale

Commentaire
Commentaire où les pistes principales ont été explorées mais qui ne relève pas suffisamment de procédés et qui reste trop superficiel.
corrigé Scène d'exposition, commentaire.
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Littérature française

L'«anti-exposition» des Bonnes:
une audacieuse innovation.

Commentaire composé sur un extraitdesBonnes, de Jean Genet
Québec, 22 novembre 1994


     Solange et Claire sont deux soeurs, domestiques de Madame et de Monsieur.  Au début de la pièce, elles se livrent à un jeu alors que Madame n'est pas là: Claire joue le rôle de la maîtresse de maison et Solange, celui de sa domestique.  Elles extériorisent ainsi leurs propres sentiments: un mélange de haine et de fascination.  Mais le jeu devient bientôt plus qu'un simple jeu: une violence langagière apparaît tout d'abord, puis la violence physique ne semble plus très éloignée.  À la fin de l'exposition, nous sentons qu'un incident tragique se prépare.  Nous sommes intrigués par les didascalies, et les relations tendues entre Claire et Solange nous sont mystérieuses.

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     Les didascalies, bien qu'inconnues pour l'auditeur de la pièce de théâtre, sont néanmoins fort utiles pour le metteur en scène et le lecteur.  Ces renseignements - souvent en caractères italiques - , qui s'ajoutent au texte, fournissent davantage de précision sur la façon de jouer la pièce et, pour le lecteur, facilitent sa compréhension de l'oeuvre et lui présentent une image de l'histoire plus conforme à celle imaginée par l'auteur.

     Dans cette pièce de Jean Genet que sont Les Bonnes, les didascalies fournissent des indications sur les lieux, le temps, le jeu des personnages et les accessoires.  Dès les premières didascalies, les lieux où se situe l'action sont définis.  L'énumération de meubles et d'éléments de décoration de grande valeur précisent les lieux intérieurs, soit, dans ce cas-ci, la chambre de Madame, laquelle semble de toute évidence faire partie d'une luxueuse maison appartenant à de riches propriétaires.  Par le biais de la «fenêtre ouverte sur la façade de l'immeuble en face», nous pouvons déduire la ville comme cadre extérieur.  Poussons l'analyse encore plus loin et nous comprendrons que la maison se situe plus précisément dans les beaux quartiers de cette ville, une déduction qui s'impose conséquemment à la classe sociale des propriétaires.

     Le temps est également défini très tôt, élément essentiel à la compréhension de la pièce, qui justifiera l'absence de Madame.  En effet, l'histoire se déroulant le soir, nous pouvons logiquement la supposer partie à une réception mondaine.  Sans cette précision, cela aurait pu nous paraître curieux.

     En somme, le décor et le temps présenté par la première didascalie nous fournissent les détails nécessaires pour bien situer et comprendre le début de la pièce, laquelle commence in medias res.  Or, ce ne sont pas là les seules utilités des didascalies.  En effet, elles fournissent également de nombreux détails sur le jeu des personnages: gestuelle et ton, chargés d'expliciter leurs émotions.  Nous nous rendons ainsi vite compte que le ton de Madame, c'est-à-dire Claire, la domestique qui joue Madame, est sévère, alors que celui de Solange est plutôt populaire.  La gestuelle de Madame semble confirmer un certain attrait pour la tragédie, le drame: «Son geste - le bras tendu - et le ton seront d'un tragique exaspéré.»  Elle semble également porter beaucoup de soins à sa beauté.  En effet, nombreuses sont les didascalies relatives à sa toilette.  En ce qui a trait à la bonne, sa gestuelle nous la laisse croire plutôt soumise à sa gouvernante avec un léger soupçon de révolte intérieure (qui peut-être s'amplifiera?).

     Finalement, les didascalies peuvent aussi nous informer sur les différents accessoires de la pièce, que nous ne pouvons pas voir en tant que lecteurs, n'assistant pas à sa représentation.  Comme ce fut brièvement mentionné précédemment, certains accessoires, faisant partie intégrale du décor, précisent davantage les lieux.  Ainsi, les meubles de Louis XV, les dentelles et les fleurs à profusion, pour ne nommer que ceux-là, nous permirent de définir la chambre de Madame comme étant celle d'une riche dame et, par suite de quelques déductions, le cadre extérieur comme étant celui de beaux quartiers.  D'autres types d'accessoires servent plutôt au déroulement de la pièce et à l'action des personnages.  Ce sont bien souvent des costumes et des objets divers.  Ce qu'il y a de particulier dans la pièce de Jean Genet, ce sont les nombreuses antithèses symboliques entre les différents accessoires: la robe blanche de Madame fait opposition à la tenue vestimentaire noire de la bonne, les souliers de Madame aux gants de caoutchouc («crachats») de la domestique.  C'est ainsi que les accessoires peuvent nous aider à comprendre certaines subtilités de la pièce, rendues visibles par la force des symboles ou la violence des oppositions.

     Pour fin de cette étude sur les didascalies, nous sommes à même de constater combien ces détails, en apparence fort peu intéressants, recèlent d'informations utiles, non seulement pour le lecteur, mais aussi pour le metteur en scène désirant se conformer à l'oeuvre telle que l'a imaginée et souhaitée l'auteur.  Cependant, avant tout autre chose, c'est pour l'auteur lui-même que les didascalies prennent toute leur importance, car elles lui permettent de clarifier la façon dont il désire que sa pièce soit jouée.

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     Passons maintenant à l'étude des relations humaines entre Claire, dans le rôle de Madame, et Solange, sa servante.  Nous examinerons, en premier lieu, les manifestations de leur opposition, puis finalement le double univers auquel appartient Claire.  Madame et Solange s'opposent par leur ton et leurs paroles: le ton de Madame est violent, sévère, alors que celui de Solange est plutôt soumis.  La violence de Madame se manifeste principalement par des phrases vives, elliptiques, comme: «Et ses gants!» où le ton tragique et exaspéré de Claire, précisé dans les didascalies, crée une atmosphère tendue.  Madame insinue aussi certaines accusations, pose des interrogations indirectes, mais ne laisse guère le temps à Solange de répondre ou de répliquer.  C'est ainsi que Claire dit, en parlant des gants de caoutchouc que porte la domestique dans ses mains: «C'est avec ça, sans doute, que tu espères séduire le laitier.  Non, non, ne mens pas, c'est inutile.»  Ses ordres sont secs: «Sors.  [...]  Mais cesse!  [...]  Sors!» et ses phrases, "cassées" par la colère: «Tout, mais tout! ce qui vient de la cuisine est crachat.»  Madame sait parfois être d'une grande cruauté, comme en fait foi cette antithèse: «Ah! ah! vous êtes hideuse, ma belle.»  Tout cela nous amène à percevoir un mépris violent de Madame envers sa bonne, lequel atteint son apogée, menaçante, à la fin de l'exposition, où Claire dit: «Je serai belle.  Plus que vous ne le serez jamais.»  D'un autre côté, les silences de Solange, son humilité et ses douces paroles cachent une certaine ambiguïté à l'égard des sentiments qu'elle éprouve pour sa gouvernante: un mélange de soumission et de haine. Claire le voit d'ailleurs très bien, puisqu'elle est elle-même une domestique habituellement.  Elle comprend donc le jeu de l'humilité et des prévenances sous lesquelles se dissimulent la haine: «Il y a trop de fleurs.  C'est mortel.»

     Claire appartient à un double univers: celui de bonne, son rang social habituel, et celui de Madame, pour les fins du jeu.  Alors, cette double personnalité se manifestera de différentes façons qui s'opposeront les unes aux autres.  Ainsi, au début de l'exposition, Claire tutoie Solange alors qu'un peu plus tard, elle la vouvoiera.  Elle s'exprime parfois de façon soutenue comme lorsqu'elle dit: «Disposez mes toilettes,» alors qu'en de plus nombreuses autres occasions, elle parle avec une violence excessive.  Ainsi en est-il lorsqu'elle dit à Solange: «Tout, mais tout! ce qui vient de la cuisine est crachat.  Sors.  Et remporte tes crachats!»  Finalement, bien qu'elle use généralement d'un langage familier - comme dans l'antithèse déjà mentionnée, mais que je rappelle tout de même ici: «Ah! ah! vous êtes hideuse, ma belle.» - , il est surprenant de constater qu'elle emploie parfois des tournures poétiques telles que «les voiles de votre salive» et «la brume de vos marécages» pour désigner les crachats de Solange.  Elle use également de belles métaphores à la fin de l'exposition, alors qu'elle parle de fleurs, de glaïeuls et de réséda pour désigner les compliments et les attentions de la bonne sous lesquels se cache la haine.  C'est donc l'opposition entre la classe mondaine de Madame et la classe inférieure de la bonne qui se manifeste tout au long de l'exposition, combat qui se mène à travers une même personne: Claire.

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     De tout ce que nous venons de dire, il apparaît fortement que cette exposition est novatrice sous de nombreux aspects.  Contrairement à ce que nous pouvions observer dans le théâtre classique - où l'exposition était supposée éclairer le spectateur sur la situation initiale des personnages - , celle-ci embrouille beaucoup, étonne et intrigue.  Nous sommes mystifiés quant aux suites de la pièce, nous sommes ambivalents quant à l'action à venir.  Ce genre d'exposition se multipliera avec le temps.  Les "anti-expositions", par opposition aux expositions traditionnelles, deviendront la marque commune du théâtre de la deuxième moitié du XXe siècle.  Le jeu et les accessoires de la scène - le langage scénique - sembleront gagner du terrain sur le langage verbal, prédominant dans le théâtre classique, et encore à notre époque dans le théâtre de Camus et de Sartre.